Volkswagen rit, Renault et Peugeot pleurent. La firme allemande rachète Porsche. Les ventes USA de juin ont progressé de 34,2%. De janvier à mai, le premier constructeur automobile d'Europe a livré quelque 2,29 millions de voitures, chiffre en hausse de 9,6%. En région Asie-Pacifique, et depuis le début de l'année, les livraisons ont décollé de 14,8% à 909.100 unités, dont 714.200 en Chine (+ 14,7%). L'Amérique du Nord a fait encore mieux en termes de croissance, avec 24,4% de hausse à 242.100 unités. En revanche, l'Amérique du Sud est restée stable (+ 0,2%) à 312.200 unités. À signaler les résultats en Europe centrale (+ 50,8% à 108.400) et celui de la Russie (+ 90,1% à 34.400).
Les résultats de Volkswagen sont une gifle pour les exécutifs de Renault et Peugeot. Mais aussi une gifle qui devrait réveiller les politiques français et nos élites.
Pourquoi Volkswagen avec des voitures plus chères, sans délocaliser, et avec des employés mieux payés nous taille de telles croupières ?
Prenez les dix derniers ministres de l'industrie et du commerce extérieur : ils n'ont rien compris, et à ce jour encore rien compris. Nos ministres font de la figuration dans une posture gémitive. Parce qu'il y a une culture qui les dépasse, et qui ne leur a jamais été enseignée. Et leur propre château de culture est si puissant, si arrogant qu'il ne leur serait pas possible d'admettre qu'il existe d'autres châteaux de cultures où l'innovation est reine.
Carlos Ghosn patron de Renault (... Polytechnique et Mines comme Philippe Varin président de Peugeot) déclare dans son livre Citoyen du Monde : "Dans l’automobile, la tradition et le bon sens veulent que la décision finale sur le choix d’un design soit demandée au patron de l’entreprise. Tout simplement parce qu’aucun choix ne pèse aussi lourd dans le succès ou l’échec commercial d’un véhicule. Et qu’aucun constructeur ne peut résister à un échec répété de ses produits." Carlos Ghosn situe son choix personnel sur le design comme essentiel, c'est dire sa responsabilité dans la situation actuelle. Mais la dimension du design dépasse l'idée archaïque "du choix du design par le patron", c'est une pensée profonde qui se fonde sur l'authenticité de l'entreprise, ses valeurs. Sur ce socle, la création se confronte aux critères du design et à la cohérence entre les multiples expressions du design qu'émet l'entreprise. Cette pensée construit la vie de l'entreprise, est le sujet de discussion n°1, l'ascenseur social n°1. "Dasein ist design" nous dit le philosophe allemand Sloterdijk qui définit notre époque en trois clefs : terrorisme, design généralisé, destruction de l'environnement. Le design est partout, il pourrait bientôt remplacer le mot "révolution" déclare Bruno Lacour maître de recherches à Sciences Po, et pourtant la majorité des patrons n'y connaissent rien. Absolument rien. Et quand vous avez le malheur de faire entendre à un patron que son entreprise atteint un niveau de ringardise élevé par sa faute, il le prend bien sûr pour une injure. Et quant on entend un politique dire "PATRONS PRODUISEZ ! " cela devient absolument ridicule, voire pathétique. Car c'est la énième incantation du genre. Tout a été fait : efforts d'épargne, investissements, ajustements macro-économiques, subventions, primes, banques, structures, commissions, secrétariats, commissariats.... sans résultat probant. Cet échec a de lourdes conséquence : une balance commerciale catastrophique, des millions d'emplois perdus, la perte de marges de manoeuvre. Si ce n'est qu'une hypothétique politique de croissance, le gouvernement fraçais ne voit pas de porte de sortie.
Il en existe pourtant une.
Mais comment faire changer d'idées des gens incapables de sauter par-dessus le mur de leur propre culture (à gauche comme à droite) ? Edward T. Hall est pessimiste : "À ma connaissance, il n’y a pas d’issue au blocage culturel. Normalement il est impossible de dépasser sa propre culture". Mais il conclut : "Cependant, la compréhension de nous-mêmes et du monde que nous avons créé, et qui à son tour nous crée, est peut-être la seule tâche vraiment importante que doive affronter l’humanité aujourd’hui." Quelle solution pour un changement radical ? Par le "que sais-je" de Montaigne, ce doute indispensable, courageux, qui permet de dépasser les pulsions, habitudes, évidences et endoctrinements. "L’ignorant doute peu et le fou ne doute jamais" disait Renouvier dans sonTraité de psychologie rationnelle. Henri Meschonnic dans Pour sortir du postmoderne déclare : "penser n’est rien d’autre que de travailler contre les clichés. Penser, c’est penser l’étranger. Puisque c’est retourner l’identité contre elle-même. Travailler à en sortir. À sortir. Montrer que l’identité n’advient que par l’altérité." Edgar Morin quant à lui, nous prévient : "La compréhension est justement la chose la plus totalement incompréhensive des incompréhensifs." Le changement viendra donc par une prise de conscience progressive, et plus certainement par le traumatisme d'une chute dans les abymes de la crise.
Volkswagen gagne grâce à son design, Renault perd à cause de son design. Retour vers l'histoire industrielle allemande : les Allemands en la personne de Hermann Muthesius - architecte-écrivain-attaché d'ambassade à Londres - importent le mouvement Arts and Crafts, à l'origine du design, en mettant de côté la part philosophique. Muthesius ancre le design dans la culture industrielle en fondant le Deutscher Werkbund - en français, l’Association allemande des artisans - en 1907 à Munich. Le Deutscher Werkbund mettait déjà la notion d’esthétique industrielle en avant : "Choisir les meilleurs représentants des arts, de l’industrie, des métiers et du commerce ; coordonner tous les efforts vers la réalisation de la qualité dans la production industrielle, créer un centre de ralliement pour tous ceux qui ont la capacité et la volonté de faire des produits de qualité." Plus tard les Allemands importent le modèle japonais par l'intermédiaire de Karlfried G. Dürckheim - et ses lectures sur Lao Tseu* au Bauhaus -, il influencera le design allemand de l'architecture aux objets. En quoi ? - Sur le minimalisme, la compréhension du vide et le sens des choses.
La culture industrielle de Volswagen est fondée sur le design. Elle constitue un art de vivre la qualité. Et son design vient de ses racines et non du style manga du moment, vous savez... les phares agressifs et la grosse calandre super virile-beauf en gueule de requin (style j'ai de gros attributs). À quand une voiture épurée de tous ces clichés et aussi simple et sophistiquée qu'un iPhone ?
Le design est affaire de contenu. Rien à voir avec un jugement superficiel. Le design est le résultat d'une intention, réflexion, concept, stratégie. Les uniformes nazis étaient beaux, était-ce du design ? - Non, "parce que le design doit servir la vie" (Mies). Si l'on enlève les guerres, les grands discours, il ne reste que le social, disait Mary McCarthy, amie de Hannah Arendt. Le vrai design c'est du social dans tous les sens du terme (faiblement utilisé dans le people-design actuel). Le design est politique et d'origine socialiste.
Aussi il est temps pour nos intellectuels et politiques de quitter l'âge de pierre. Et au lieu de prononcer le mot création à tout va, de se pencher sur le concept. Revenons à l'injonction "PATRONS PRODUISEZ ! " qui est d'une stupidité sans bornes. Car est inutile de produire un produit sans valeur ajoutée. Ce qui est difficile à produire, c'est l'idée de QUELLE valeur ajoutée nouvelle (ergonomie, utilité, poids, efficacité, simplicité, générosité, polyvalence, flexibilité, coûts, solidité,jeu, temps, argent, m2, énergie, etc.). Car le pareil et le toujours moins cher existent ailleurs. Pour produire et vendre il faut donc des idées innovantes. La première des usines à construire est celle des idées. L'innovation ne se décrète pas, c'est une culture à épouser. C'est la culture du design (intentions, idées, concepts originaux, innovants suivis de leur matérialisation ou réification ou chosification). Hélas, notre monde est pollué par des objets qui renferment des intentions mauvaises : toxicité, manipulation, pollution, destruction de la nature, pratiques anti-sociales, etc. Les choses peuvent donc renfermer des valeurs négatives, et nous sommes entourés de choses. Le design authentique et ses critères rejettent ces pratiques. Le mot d'ordre d'un politique devait être : POUR PRODUIRE, PRODUISONS DES MILLIONS DE BONNES IDÉES ! ENSEIGNONS LES CRITÈRES DU DESIGN ET SES PROCESSUS DE CRÉATIONS ! QUE LA FRANCE REDEVIENNE LE PHARE DE LA CRÉATION QU'ELLE ÉTAIT !
La modernité n'est plus de produire de la qualité matérielle, mais de la qualité éthique. La France peut, elle aussi, créer sa propre révolution industrielle mais de façon beaucoup plus ambitieuse que les Allemands. Par un train de mesures simples dont voici les principales :
1 Création d'outils de défense du citoyen consommateurs (ce qui ne peut qu'accroître la qualité dans les entreprises) par exemple le droit d'action de groupe (ou recours collectif) promis par N. Sarkozy puis oublié, par exemple le contrôle des marges de la grande distribution, etc.
2 Sanctions sévères, par exemple : harcèlement moral en entreprise, manipulation sur l'information-produit, contrats abusifs, emballages non recyclables, tris de déchets négligés, créations irresponsables...
3 Création d'un indice de valeur des produits et services, A,B,C,D,E suivant critères : responsabilité sociale, énergie grise (CO2), recyclage aisé, impact sur la santé...
4 Fiscalité indexée sur l'indice de valeur des produits ou services
5 Contrôles de la qualité à tous niveaux : hygiène, social, recyclage, énergie grise des produits, véhicules bruyants, polluants, etc...
6 Fiscalité encourageant l'innovation qui donne du travail
7 Multiplication des concours par l'État pour encourager l'innovation
8 Relèvement de tous les niveaux de qualité dans les commandes de l'État
9 Nouvelles normes de qualité dans tous les secteurs
10 Enseignement du design, ses mouvements, ses critères, ses processus de création : dans les entreprises, l'administration, écoles, lycées et universités
11 Devoir d'innovation dans l'éducation : par exemple un projet matériel ou immatériel par an pour chaque écolier, lycéen, étudiant. Nous verrons alors des qualités naturelles si importantes aujourd'hui (énergie, intuition, vision, imagination, etc.) s'exprimer, et des élèves n'entrant pas dans le système enfin reconnus !
12 Devoir d'innovation dans l'administration et les entreprises et introduction obligatoire du design management
13 Devoir de synergies entre l'université, la recherche et les entreprises : ce qui donne du travail, et les royalties aident l'université et la recherche
14 Ouverture et transparence des appels d'offres
15 Surveillance accrue et punition des ententes dans les appels d'offres, interdiction des sous-remises et commissions
16 Identification nominale des designers sur tout type de design (bâtiment, service ou objet matériel ou immatériel)
17 Diversité obligatoire pour lutter contre les individus trustant l'espace médiatique, culturel, économique, et politique
18 Parrainages des écoliers, lycéens par les entreprises
19 Promotion des stages ou études à l'étranger et du développement des langues étrangères
20 Développement intensif du nombre d'ingénieurs et de techniciens supérieurs
21 Simplification et fluidité de l'administration (en particulier pour les dépôts de brevets)
23 Éducation TV par spots sur la qualité dans tous ses aspects
24 Publication de nouveaux labels de qualité
25 Nouvelles stratégies d'intelligence économique au niveau de l'État
Pour prévenir les commentaires des adversaires de la société de consommation et de la camelote, de la croissance pour la croissance, de l'obsolescence programmée (je partage toutes ces critiques) : le design authentique répond à ces questions. Il n'y a pas plus écologiste (lire John Ruskin, William Morris, Victor Papanek). Plus récemment, Paul Romer a développé en 1986 une théorie de la croissance endogène. La croissance économique se produit lorsque des gens prennent des ressources et les réarrangent dans des configurations qui ont plus de valeur. Une métaphore utile vient de la cuisine.
Pour créer des produits finaux de valeur, on mélange des ingrédients peu chers dans une recette.
La cuisine que l'on peut faire est limitée par l'approvisionnement en ingrédients.
La même sorte de recette pourrait diminuer certaines matières premières et impliquerait des niveaux inacceptables de pollution et de nuisance.
La croissance économique surgit de meilleures recettes, pas seulement de plus de cuisine.
De nouvelles recettes produisent généralement moins d'effets secondaires indésirables et génèrent plus de valeur économique par unité de matière première.
Chaque génération a perçu les limites de la croissance que les ressources limitées et les effets indésirables entraîneraient si aucune nouvelle recette ou idée n'était découverte.
Et chaque génération a sous-estimé le potentiel de découverte de nouvelles recettes et d'idées.
Régulièrement, nous ne parvenons pas à saisir combien d'idées restent à découvrir.
Les possibilités ne s'ajoutent pas.
Elles se multiplient.
Rêvons qu'un jour le ministère de la Culture soit le ministère de la Création et des Idées, et devienne aussi le Ministère de la Culture Industrielle. Et une dernière question : comment un jeune pourrait-il avoir l'ambition de la qualité pour sa propre vie s'il n'en a jamais reçu l'enseignement ?
* Lao Tseu : "D'une motte de glaise on façonne la jarre, mais c'est le vide en elle qui en donne l'usage."