En Bourgogne, nous sommes partis à la rencontre de trois entreprises qui bravent le défaitisme ambiant et s’entêtent à produire en France. L'ombre de la Chine n'est jamais bien loin, entre tentations de délocalisation et spectre de la contre-façon. Après un premier reportage chez Tolix, fleuron du design industriel français confronté aux copies venues d’Asie, deuxième volet aujourd'hui avec le portrait de QOOQ, la seule tablette tactile "Made in France" qui a relocalisé son usine chinoise à Montceau-les-Mines il y a un an. Nous rendrons enfin visite à l’opticien ATOL, qui a rapatrié sa production de Chine en 2005.
L’atelier est immense : 15 000 m2. Quelques blouses blanches vont et viennent dans un ronronnement permanent de robots affairés. Au sol, des caisses métalliques remplies de bobines de tailles et de couleurs différentes semblables à des galettes de films. Ce sont des rubans de composants électroniques. Les bobines sont emmenées par chariots et branchées sur d’imposantes machines, à l’intérieur desquelles des têtes de robots répètent frénétiquement le même mouvement.
Au fil de la chaîne entièrement automatisée, les têtes robotisés saisissent les composants sur les bobines et les déposent sur des circuits imprimés enduits de soudure en crème. Une fois complétée, les cartes-mères passent au four, puis au contrôle qualité avant d'être vérifiées à l’œil humain, à travers une loupe. Elles partent ensuite à l’assemblage, où six personnes les clipent sur une pièce en plastique, vissent l’écran, posent la coque, procèdent à des tests en ligne et mettent le produit en boîte. Le processus a duré trois minutes. Vous venez d’assister à la naissance de la première tablette tactile "Made in France".
QOOQ, un livre de cuisine numérique conçu par l’entreprise Unowhy, condense un objet adapté à la cuisine (structure imperméable, vitre réputée incassable) et un usage : il propose des recettes en vidéos, des conseils de chefs, mais aussi d'écouter de la musique de consulter ses mails sur son plan de travail. Jusqu'à l'an dernier, cette tablette était fabriquée en Chine, comme l’ensemble de ses concurrentes. Sa production a été relocalisée fin 2011 à Montceau-les-Mines, en Saône-et-Loire, dans l’une des usines d’Eolane, le premier sous-traitant électronique français. C’est entre les chaînes de montage de cette usine bourguignonne Hi-Tech que nous avons dressé le bilan d’une année "Made in France" avec Jean-Yves Hepp, fondateur d’Unowhy et de QOOQ.
Histoire d’une relocalisation
Lorsqu’ils se lancent dans la conception d’une tablette tactile en 2008, Jean-Yves Hepp et ses associés s’inscrivent dans une longue tradition d’inventeurs français : visionnaires, mais menacés de marginalisation. Seul le précurseur français Archos s'est lancé sur le marché de la tablette multimédias. L’iPhone n’en est qu’à ses balbutiements, l’iPad n’existe pas encore. Le spectre du Minitel plane sur les innovations technologiques françaises.
"On partait de zéro", souligne M. Hepp avec la satisfaction du bâtisseur accompli et l’habileté du communicant qu’il fut dans une vie antérieure, à la tête de l'agence McCann France. Ses équipes conçoivent tout, du hardware (le matériel informatique) au contenu en passant par le software (les logiciels) et l’objet lui-même.
Après ce travail de conception, il fait ses valises direction la Chine, "victime d’une idée reçue qui voudrait qu’il soit impossible de produire en France". Il lance la production de sa tablette à Shenzhen, l’immense zone économique spéciale où est implantée Foxconn, le plus grand fabriquant mondial de composants électroniques, sous-traitant d’Apple.
En décembre 2009, la première tablette QOOQ "Made in China" sort en France, quelques mois avant l’iPad. Il s’en vend 10 000 la première année, un chiffre qui a doublé chaque année, assure Jean-Yves Hepp. Un succès d’estime comparé au million et demi de tablettes vendues l’an dernier dans l’hexagone. Une goutte d’eau dans un marché mondial gigantesque tenu par quelques géants (Apple, Samsung…), qui pourrait atteindre, selon les prévisions, les 200 millions d’unités en 2014.

Une employée de l'usine fixe la carte à la structure en plastique. © Karim El Hadj/LeMonde.fr
Mais l’ancien stratège en communication voit plus loin. Il s'est positionné sur une niche qui lui permet d'éviter l'affrontement direct avec les ogres du secteur. Convaincu que sa tablette culinaire a un rôle à jouer à côté des tablettes multi-usages, il veut croire qu’il est encore possible de produire en France. "Tout le monde m’a pris pour un fou. Mais quand on a commencé à étudier la perspective d’un retour, on s’est rendu compte que ça faisait sens", se souvient-il.
Au terme d’un long travail de reconception, Unowhy parvient à compenser le surcoût lié à la main d’œuvre française. Le hardware est repensé, le trajets des câbles rationalisé (exit les bouts de scotch de la version chinoise), le nombre de vis passe de quinze à cinq, les étapes de l’assemblage sont réduites de 50 à huit. Toutes les tâches à faible valeur ajoutée sont standardisées : de 65 ouvriers en Chine, on passe à une dizaine d’opérateurs en France.

L'usine Eolane, à Montceau-les-Mines, dans laquelle est fabriquée la tablette.
© Karim El Hadj/LeMonde.fr
"La main d’œuvre est huit fois plus chère ici. Mais grâce à ce travail de rationalisation, elle ne représente que 8 % du prix de revient, contre 4 % en Chine. C’est deux fois plus, au lieu de huit fois plus", s’enthousiasme Jean-Yves Hepp, un éternel sourire aux lèvres. Une logique industrielle valable essentiellement pour la haute technologie : les composants pèsent pour 70 % du coût de fabrication de la tablette, et ils sont toujours achetés en Chine.
En octobre 2011, une version améliorée de la tablette sort de l’usine de Montceau-les-Mines, au même prix que la chinoise : 349 euros.
La relocalisation dans l'Hexagone de l’ensemble de la production - la coque est produite au Puy-en-Velay - a également permis de réaliser des économies sur le transport (dix dollars pour chaque pièce importée par avion depuis Shenzhen) et la logistique. Mais la principale économie réalisée en France concerne le contrôle qualité en bout de chaîne, inexistant dans l’usine chinoise. "En Chine, nous avions 7 % de défauts, ce taux est tombé à 1 %. C’est énorme ! Voilà comment il est possible de produire en France au même prix qu’en Chine". Un pari industriel réussi. QOOQ, dont les contenus ont été adaptés au monde anglophone, commence même à entrevoir de nouveaux marchés : elle sera lancée le 11 novembre aux Etats-Unis.
Petit cours d'"indépendance numérique"
Jean-Yves Hepp a un crédo, dont il est convaincu et avec lequel il espère convaincre, notamment les élus qu’il rencontre dans les bureaux de l'Assemblée et qui visitent parfois son usine : "l’indépendance numérique".
"Demain, la transmission du savoir ne passera plus que par ce genre d’outils. Ne pas en maîtriser les contenus reviendrait à abandonner un peu de notre libre arbitre, de notre identité, à d’autres, qui n’ont pas notre culture, ni nos priorités. Je suis convaincant ?". Jean-Yves Hepp est convaincant. Et il a un slogan :"L’indépendance numérique est aussi cruciale que l’indépendance énergétique".
Au pays de l’exception culturelle, le refrain de cet ancien conseiller marketing chez Nespresso fait mouche. Un danger nous guette : le prêt-à-penser. "Internet était un monde libre, on peut y créer le site qu’on veut. La tablette, elle, est un écosystème complètement fermé. Apple, Google, Microsoft et Amazon ont pouvoir de vie et de mort sur tous les contenus. Ils maîtrisent tout, du terminal à l'hébergement en passant par les logiciels et la distribution virtuelle. Les Américains sont les champions du ‘One size fits all’ : un seul produit convient à tout le monde. Mais nous sommes le produit de notre culture, de notre éducation…", martèle ce fils de profs.
La révolution numérique à l’école ?
La tablette QOOQ, qui fonctionne sur le système d'exploitation Linux, n'a pas vocation à venir concurrencer les tablettes universelles des géants américains. Jean-Yves Hepp vise les 50 000 tablettes vendues cette année, quand les estimations pour le secteur tournent autour des 3 millions d’unités dans l’Hexagone.
Mais le volontarisme et le lobbying de l’entrepreneur portent leurs fruits. La nouvelle tablette "Éducation" de Unowhy est pressentie pour emporter le marché des écoles et lycées du pays. Le ministre de l’éducation, Vincent Peillon, devrait l’annoncer mi-novembre. Cette tablette, adaptée aux contraintes matérielles et aux besoins de l'école, sera disponible début 2013.
Ce marché public gigantesque, Jean-Yves Hepp le doit à la relocalisation de sa production. "C’est l’un des gros avantages : on peut montrer aux responsables politiques ce qu’on fabrique en usine, intégrer immédiatement des demandes particulières et ainsi remporter des marchés car on fabrique du sur-mesure". Jean-Yves Hepp ne le dit pas. Il le suggère. Son "sur-mesure" technologique face au "prêt-à-penser" sino-américain fait référence à l’industrie du luxe, un des derniers secteurs où le "Made in France" est parvenu à résister à la mode des délocalisations.