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Alain Minc : «La France est en train de devenir le problème de l'Europe»

15/10/2012

 


Les Echos
Par Muriel Motte | 14/10 | 16:33 | mis à jour à 17:01 | 22commentaires
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Dans le cadre de la Cité de la réussite, qui se tient du 19 au 21 octobre à Paris, autour du thème du «Partage», Alain Minc participera samedi à une table ronde sur les «Enjeux et valeurs d'un nouveau capitalisme». Interview exclusive en avant-première.


Cinq ans après le début de la crise, le chômage explose et le fossé s'accroît entre les plus riches et les autres. Quelle est l'urgence ?

Alain Minc - Reuters
Alain Minc - Reuters

Le capitalisme a toujours été une machine à faire de l'efficacité et de l'inégalité. Quand il tourne à pleine vitesse, il est très efficace et génère énormément d'inégalités. Or, dans une économie globalisée, il tourne à pleine vitesse. Le monde occidental avait inventé des tempéraments à cette évolution autour de la social-démocratie, version de gauche, et de l'économie sociale de marché, version de droite. L'une et l'autre fonctionnent encore, avec des adaptations plus ou moins achevées.

Le reste du monde n'a pas adopté ces tempéraments. L'incroyable essor du capitalisme en Chine ou au Brésil a lieu sans montée de la social-démocratie, car il manque les acteurs sociaux : le contre-pouvoir syndical n'existe pas. La vraie question est de savoir si le rééquilibrage qui a eu lieu dans le monde occidental et qui a bien fonctionné peut encore fonctionner à l'avenir, et ça personne ne le sait.


On parle beaucoup de régulation, de remise au pas de la finance mais dans le fond, qu'est-ce qui a vraiment changé en cinq ans ?

Arrêtons de confondre nos difficultés avec celles du monde. La crise de 2007 est arrivée après une période durant laquelle l'économie mondiale a crû de 5% par an pendant une dizaine d'années, et elle croît encore aujourd'hui de l'ordre de 3%. La récession globale de 2009 fait figure d'exception. Le problème de l'Occident, c'est moins la crise de 2007 que l'impéritie qui a prévalu depuis trente ans. Prenons l'endettement d'un pays comme la France, de l'ordre de 90% du PIB, 20% s'expliquent par le coût de la crise de 2007, mais 60 à 70% s'expliquent par trente années de lâcheté accumulée. Si elles n'avaient pas existé, la relance de 2009 aurait été plus importante et sans doute plus efficace. L'Occident ne paye pas la crise de 2007, mais le fait d'avoir vécu à crédit avant.


Les gouvernants dénoncent des marchés financiers qu'ils ont de facto laissés prendre le pouvoir. Maintenant, ils doivent imposer la rigueur et gérer des crises sociales. Ont-ils l'autorité et la vision pour réparer le capitalisme ?

Certains pays comme l'Allemagne et les pays du Nord vont très bien. Ils allient un capitalisme parfaitement tonique et une économie sociale de marché modernisée. Rien n'est impossible. En 1995, la France disposait d'un avantage de compétitivité sur l'Allemagne de 15%. En 2007, cet avantage s'est mué en déficit de 10% pour trois raisons : une politique absurde de gauche, les 35 heures, une politique absurde de droite, les manipulations du Smic, et, pendant ce temps-là, les réformes Schröder en Allemagne. Qu'on ne me dise pas que la version française des réformes Schröder, c'est la mise au sec de pans entiers de la population !

L'effort à faire pour moderniser l'économie sociale de marché n'est pas hors de notre portée. On sait ce qu'il faut faire ; les pays du Sud sont d'ailleurs très engagés dans les réformes. Arrêtons d'ailleurs de dire qu'ils sont à feu et à sang. La Grèce est un cas à part, mais l'Italie a connu une seule journée de grève générale et les grands syndicats espagnols acceptent les efforts. Il ne faut pas assimiler la population aux Indignés.


En France, le fossé se creuse entre l'Etat et les entrepreneurs, qui dénoncent le «dogme anticapitaliste». Comment envisager le partage de la richesse quand une telle fracture divise ceux qui la créent et celui qui est censé la redistribuer ?

Ce gouvernement comprend Keynes, mais pas Schumpeter. Il ne sait pas comment on fabrique de la croissance économique. Il ignore que c'est une question d'état d'esprit, une addition de micro-décisions avec, à la clef, la confiance. Il ne sait pas qu'il est en train de congeler les embauches et l'initiative. Il fait preuve d'une maladresse saisissante, mais j'espère qu'il s'agira d'une période fugitive. J'ajoute que le gouvernement actuel ne pourra pas éternellement parler une langue économique à rebours de celle parlée par les 26 autres membres de l'Union européenne. L'Italie et l'Espagne ré-émergeront demain comme des acteurs économiques rétablis. Pendant ce temps-là nous, Français, glissons vers la queue du peloton. Nous sommes en train de devenir le problème de l'Europe.


On oppose parfois le capitalisme sauvage à l'anglo-saxonne au capitalisme «doux» des pays d'Europe du Nord. Comment marier efficacité économique et valeurs sociales et morales ?

Il existe un modèle européen qui tient en trois chiffres. L'Europe représente environ 10% de la population mondiale, 20% de la production mondiale et 50% des prestations sociales distribuées dans le monde. Au moment où l'on parle de capitalisme débridé, les Etats des vieux pays européens prélèvent environ la moitié de la richesse nationale. Il n'est pas question de réduire la part des prestations.

Le problème n'est pas tant le niveau des prélèvements, même s'il atteint la limite du tolérable en France, mais son efficacité. Autrement dit, comment passer de l'égalité à l'équité ? On ne peut pas continuer à donner également à tous. La redistribution à l'intérieur de l'appareil redistributif ne peut se faire que par un transfert des classes moyennes supérieures vers les catégories de la population les plus nécessiteuses. Il faut rendre à la machine son efficacité pour qu'elle soit un gage de contrat social et non un mécanisme aveugle de redistribution.


La crise des années 1930 a engendré une réglementation serrée des marchés financiers, qui a ré-introduit un peu de morale dans le système, avant que la dérégulation n'engendre des excès et une nouvelle crise. Est-ce que les leçons de la crise se limitent au rôle de la finance ?

Pour qualifier les marchés, on pourrait presque parodier la dernière  phrase du roi Lear : les marchés, c'est une histoire de fous racontée par des idiots, mais qui veut dire quelque chose. Les marchés raisonnent fugitivement faux et, en général, ils ont raison à long terme. Le marché sans la règle de droit, c'est la jungle, et la règle de droit sans le marché, c'est l'Union soviétique. Mais arrêtons de lui faire trop d'honneur, même s'il est clair qu'il lui faut une nouvelle piqûre de régulation.

La vraie réponse est plutôt dans le corps social. La question des hautes rémunérations et des excès qui ont pu être commis vient du coeur de la société civile et du contre-pouvoir médiatique mais jamais, ou très peu, des syndicats. Nos sociétés aujourd'hui, américaine et européenne, souffrent de l'affaiblissement du contre-pouvoir syndical. S'il était plus fort, la régulation se serait faite d'elle-même dans les entreprises. La communauté des amis de Facebook ne remplace pas encore un syndicat, même si nous verrons de plus en plus de mouvements sociaux alimentés par le Net. La petite histoire des «pigeons» le montre, et c'est une très bonne nouvelle. Mais la vraie régulation demeure dans le jeu des forces sociales.


Comment faire émerger ou ré-émerger un capitalisme de producteurs de biens ou de services ?

A part Londres, l'essentiel du PIB est encore le fait de la production de biens et services, le capitalisme financier est très minoritaire. S'il s'agit d'améliorer sa balance commerciale, il faut être efficace, baisser les coûts de production en transférant une partie des charges sociales sur les consommateurs, d'une part, et réduire les coûts de l'énergie, d'autre part. De ce point de vue, la décision de François Hollande sur le gaz de schiste est un scandale économique. Les Etats-Unis commencent à se ré-industrialiser grâce à la baisse très impressionnante du coût de l'énergie.


L'Occident tente de rebâtir son système, la mondialisation ne complique-t-elle pas les choses ? La moitié de la planète ne vit pas la même histoire que nous et ne se prive pas de faire du dumping fiscal pour attirer talents et marchés...

Nous sommes évidemment marginalisés mais nous pouvons tout à fait vivre de manière saine à la périphérie du monde. L'Europe n'est pas un canton suisse. C'est le premier acteur commercial du monde. Elle compte 500 millions d'habitants à pouvoir d'achat élevé et détient la deuxième monnaie de réserve au monde. L'euro est d'ailleurs surévalué, ce qui est paradoxal pour une monnaie soi-disant moribonde...

La mondialisation est à la fois une contrainte et une opportunité, mais cela n'a aucun sens d'en faire le bouc émissaire de nos problèmes. Nous en profiterions plus si notre commerce extérieur était davantage tourné vers les pays à forte croissance.


La crise peut être une occasion de réinventer nos modes de fonctionnement. Les idées fusent, la promotion de l'immatériel, les énergies renouvelables, le numérique... Qu'en pensez-vous ?

La croissance a deux moteurs, la libéralisation des échanges et les révolutions technologiques. Nous vivons la concomitance des deux : le marché a conquis le monde entier avec la disparition du communisme ; la révolution Internet modifie l'offre technologique et crée une nouvelle demande potentiellement considérable. C'est un formidable accélérateur de croissance. Nous n'en sommes qu'au début des retombées positives, comme la révolution électrique dans les premières années du fordisme.


Qu'est-ce qui vous rend optimiste pour l'avenir ?

Comme Européen, les progrès considérables de solidarité que l'Europe a accomplis depuis trois ans en avançant avec sa «démarche de crabe». Le processus de convergence et de solidarité s'est incroyablement renforcé. Arrêtons de dire que la construction européenne et sa monnaie vont se défaire. L'euro est éternel car aucun responsable politique ne prendra le risque d'un drame économique auprès duquel la faillite de Lehman Brothers ferait figure de bluette. L'Europe fonctionne mieux que les Etats-Unis empêtrés dans leurs conflits entre l'exécutif et le Congrès. La seule différence est que les Etats-Unis sont incarnés par la figure hiératique d'un président et que l'Europe n'a pas de visage.


Et en tant que Français ?

A long terme, notre démographie et notre taux d'épargne. A moyen terme, le fait que la France ne peut pas s'abstraire de ce que font ses partenaires de l'Union européenne. Et à très court terme, la conviction que les marchés empêcheront les erreurs de durer trop longtemps.

 

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